J’ai grandi au marché.

Après les cours, le week-end, pendant les grandes vacances scolaires : le marché était ma deuxième maison.

À partir de la classe de seconde c’était systématique. Temps libre signifiait pour moi présence à la boutique à Mokolo. La seule raison valable pour ne pas y aller était l’école. Au marché j’ai appris beaucoup de choses. Entre autres, embrouiller les clients et prendre soin des marchandises.
Mais surtout, j’ai appris une vérité brutale : un diplôme ne garantissait rien. Surtout pas un « travail de bureau ».

En fait, à Mokolo, mes collègues avaient presque tous les profils. Je voyais des ingénieurs vendre des chemises. Des licenciés compter la monnaie derrière les comptoirs. Des titulaires de master courir derrière les clients pour appâcher. Alors je me disais : si même eux n’ont pas trouvé de place, moi je vais devenir quoi ?

Et quand je leur demandais comment ça se fait qu’ils se retrouvent au marché, la réponse était souvent la même : mon petit, est-ce que j’ai le réseau ?

Et moi justement je n’avais pas de réseau. Dans ma famille, presque tout le monde était commerçant en dehors de deux oncles qui étaient enseignants. Je me demandais comment ne pas finir au marché comme eux, après tant d’études. J’avais une idée en tête : trouver le réseau d’un concours et convaincre mes parents de payer.

Sauf qu’une année on a trouvé un réseau pour le concours des instituteurs. C’était pour l’une de mes sœurs. On a payé mais le jour des résultats son nom n’est pas sorti. Les larmes ont coulé. Le zolo était entré 😎. Ce jour-là, j’ai compris que la terre était sale. Que même pour payer, il fallait avoir le réseau.

Toutes ces petites expériences m’ont amené à perdre espoir dans ma capacité de trouver un quelconque métier de bureau après mes études au Cameroun.

C’est ainsi que le projet d’étudier à l’étranger s’est confirmé. Après, il faut aussi avouer qu’à l’époque c’était à la mode.

Dans mon entourage, les familles envoyaient les enfants en Europe et il fallait faire comme les autres. Sans oublier les mbenguistes qui rentraient en vacances au pays. Mon frère, les gars incarnaient la réussite. Leurs habits, leurs accents et surtout les histoires qu’ils nous racontaient.

Je me souviens encore de l’ami d’un ami qui était revenu d’Italie. J’étais capable de payer le vin aux gars pour qu’ils nous racontent les histoires de Mbeng. Le gars réussissait toujours à placer un mot d’italien ici et là comme une espèce de marque du voyageur. J’entendais presque la musique de ses boîtes de nuit, je voyais les lumières qu’il décrivait. Je buvais ses mots comme la Smooth. Ça me faisait rêver. Il me faisait voyager sans visa.

C’est comme ça qu’après mon baccalauréat en 2008, quand mes amis s’inscrivaient à SOA, Douala, la Catho et MATANFEN, moi j’étais inscrit à Der Erfolg à la carrière. Une école de cours d’allemand. Je préparais le ZiDAF moi. 

J’étais inscrit a SOA pour me couvrir. Il ne fallait pas quand même dire à tout le monde que je cherches le voyage. Quand les gars me demandaient : tu fais quoi ? Je disais que je suis étudiant en SECO à SOA. Pourtant dans ma tête, j’étais déjà en route.

Or quitter l’Afrique ce n’est pas voir bébé. Sans m’en rendre compte je m’étais moi même inoculé le virus de Mbeng. Mais ca c’est une autre histoire. 

Aujourd’hui encore, au Cameroun, pour beaucoup de jeunes de ma génération, partir chez « les blancs » est l’ultime espoir de s’arracher des griffes d’un système qui étouffe les rêves.

Voyager n’est plus seulement un projet personnel, c’est un changement de statut social. Dans l’imaginaire collectif, prendre l’avion suffit à incarner la réussite. Peu importe si tu as de l’argent, peu importe qui tu es ou ce que tu sais faire : le simple fait de partir est célébré.